Comprendre l’ampleur de cet engouement : Les paradoxes de la montée des normes et du prêt à penser

Publié en Octobre 2020

Monique Busquet, psychomotricienne, formatrice

Nous pouvons tous constater depuis plusieurs années l’immense vague d’intérêt pour « les émotions », à travers les livres, les médias et les nombreuses demandes de formations et conférences pour lesquelles nous sommes sollicités.

Nous nous réjouissons bien sûr de cette attention aux émotions et ressentis de chacun. S’intéresser aux émotions, celles des enfants comme celles des adultes, les percevoir, les reconnaître, en parler, c’est choisir d’être du côté du vivant, de l’individu dans son unicité, dans sa différence, dans sa vibration, dans sa vitalité et sa mise en mouvement, dans son ajustement à l’autre et à l’altérité. C’est reconnaître que l’émotionnel est la base de nos attitudes et comportements, de nos modes de relation. C’est reconnaître que nous sommes émotion avant d’être action et le jeune enfant tout particulièrement.

C’est reconnaître chacun comme « un être qui ressent », un sujet dans sa subjectivité et son unicité.

Cette prise en compte est un des socles de l’Eveil du Tout Petit et de la Bien-Traitance. Notre approche, nos formations, notre posture professionnelle s’appuient sur :

  • l’écoute et le respect de l’enfant et de l’adulte dans leurs ressentis et dans ce qu’ils manifestent,
  • la prise en compte de l’appétence de l’enfant à être partenaire actif dans la relation,
  • la mise en mouvement sur un plan corporel, émotionnel et psychique des adultes,
  • l’attention portée aux échanges tonico-émotionnels entre enfants et adultes, parent comme professionnels,
  • la circulation des émotions dans les dynamiques de communication et d’équipe.

Autant sur le terrain, au travers des observations et des échanges avec les professionnels, que dans les écrits, nous percevons une montée de paroles injonctives, de modes d’emploi, qui sont comme des prêts à penser ou des messages qui deviennent réducteurs et déformés.

Nous y voyons une intention de bien faire, une bonne volonté, mais ces paroles nous paraissent être révélatrices de certains modes de pensée de notre société, tout au moins des pièges actuels dans lesquels nous risquons tous d’être pris.

Ces injonctions, ces paroles formulées et répétées comme des consignes nous paraissent être un risque de nier à chacun sa subjectivité, d’empêcher d’être soi, de penser par soi-même, un risque de rendre chacun, comme un « objet » qui devrait exécuter, plaquer, appliquer, recopier.

Ainsi nous souhaitons partager avec vous plusieurs interrogations : Que comprendre de ces mouvements actuels, si forts et paradoxaux ?  Pourquoi parler de paradoxes et de pièges ?  Comment  faire pour éviter ces pièges ?

Pourquoi aujourd’hui et si fort ?

Une perspective socio historique peut donner des éléments de réponse à cette question. Dans les évolutions d’une société, existent toujours des cycles et mouvements de balancier. Ceux-ci sont comme une tentative de rétablir un équilibre après avoir trop penché trop d’un côté.

– Ainsi les années 30 ont été une période dans laquelle l’ordre était central. L’éducation était « autoritariste », l’enfant devait être soumis. Alice Miller l’a nommé « la pédagogie noire » et l’a bien décrit dans ses livres.

– Les années 70 ont été le début d’une période dans laquelle le plaisir et la liberté ont pris plus d’importance. Le droit de s’exprimer, de s’épanouir ont été mis en avant. En particulier, Françoise Dolto a permis au grand public de connaître l’importance de la reconnaissance et la prise en compte de l’enfant comme une personne qui ressent, comme un être de relation.

– Les années 2000/2010 ont ramené un retour à plus d’ordre et d’autorité. Beaucoup de professionnels, jusque dans les crèches ont beaucoup dit que les parents été démissionnaires, que les enfants n’avaient pas assez de cadres, de règles.

Des logiques de performance, de résultats, une culture de l’évaluation se sont également mis en place, dans tous les domaines de la société (l’école, la santé, les services publics)

2015 :  Le film Vice Versa accompagne l’émergence de l’intérêt pour les émotions, des enfants comme des adultes, dans la vie personnelle comme dans la vie professionnelle.

Dans le champ de la petite enfance, les découvertes des neurosciences, sont de plus en plus prises en compte grâce entre autres au travail de transmission fait par Catherine Gueguen et Anne Roubergue (dans les journées d’études de Bien-Traitance en 2016).

Plus largement, les enjeux émotionnels dans le milieu  du travail et de la santé sont de plus en plus pris en compte, par exemple dans le champ de la prévention des risques psychosociaux et du stress,  avec la reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle.

Nous voyons donc aujourd’hui ces deux mouvements : la vague d’intérêt pour l’émotionnel est peut-être d’autant plus forte que la montée des normes et de l’évaluation est forte.

Quels paradoxes nous apparaissent ?

Le paradoxe, c’est comme une contradiction apparente, entre deux pôles ou extrémités au milieu desquels nous naviguons.

D’un côté la prise en compte de l’émotionnel signifie reconnaître la vitalité qui bouillonne, la subjectivité de chacun et sa différence, l’importance de l’interaction, de l’ajustement à l’autre selon ce qu’il manifeste. C’est, nous semble-t-il, prendre en compte la complexité de la relation, de la communication, les mouvements permanents, même infimes et subtils ou invisibles.

De l’autre côté, la montée des paroles injonctives, des besoins d’évaluations, de normes, de procédures amène un certain immobilisme, une demande de cadre et d’uniformisation des pratiques, de la rigueur ou rigidité. Les logiques de rationalisation, de chiffres, de résultats visibles laissent peu de place aux nuances, au vivant, ni même aux cheminements de pensée.

Comme en témoigne Roland Gori (psychanalyste, philosophe, auteur de l’Appel des Appels en 2009) qui nous alerte sur les risques liés à cette culture de l’évaluation. Il en décrit ses aspects positifs,  logique d’économie et souci de qualité (« optimiser le rapport coût/efficacité)  mais il en souligne aussi, avec des mots souvent forts, ses aspects négatifs : « couteuse en temps, elle amène de la surveillance, de la méfiance, de la suspicion, de la critique au-delà du contrôle ». Il fait aussi « l’éloge de la singularité » et souligne le risque de déshumaniser : « l’humain est ainsi fabriqué que chacun est une exception de l’ensemble ».

Des  mots  qui donnent à penser que nous devons rendre des comptes : à chaque enfant ou aux procédures ? Ceci nous amène à penser, à peser notre responsabilité individuelle, notre liberté. Il s’agit d’une liberté qui oblige nous dit-il encore. Une liberté qui peut être source d’angoisse, et qui parfois légitime le besoin ou la demande de « directives ».

Relever ainsi ces paradoxes s’accompagne d’une grande prudence. Il ne s’agit pas de clivage, mais d’une mise en lumière de ces deux bords, de ces deux faces.

Parfois le paradoxe se cache au sein même de l’intérêt affiché pour les émotions. En effet, juste nommer, cocher des cases selon l’émotion du moment par exemple, peut se transformer en quelque chose qui fige et enferme, en dehors de la relation, des mouvements psychiques et de leurs nuances.

Ne pas se perdre ou se laisser enfermer, restons vigilants

Les paradoxes font partie de la vie, de l’humain. Ils sont comme le jour et la nuit, comme la pluie et le soleil.  Ce sont les deux faces, complémentaires de la vie, le yin et le yang. Ils nous indiquent qu’il n’y a pas qu’une seule vérité, que celle-ci est toujours complexe et multiple, qu’elle contient du visible et de l’invisible. La reconnaissance de cette complexité nous amène à sortir du bien ou du mal, du tout ou rien, du blanc ou du noir, à nous souvenir qu’il n’y a pas qu’une seule façon de ressentir, de penser, ni de faire.

Notre vigilance est nécessaire pour ne pas réduire l’humain à des normes et des cases, pour éviter les pièges, pour que les grilles (d’évaluation) ne deviennent pas des prisons, que les cases ne soient pas des cages. Protéger l’humain et sa vitalité, c’est en reconnaître ses risques de bouillonnement, c’est faire preuve d’une vigilance active et constructive qui puisse naviguer entre prise de risques et responsabilité.

La vigilance repose déjà dans un questionnement qui ne préjuge pas des réponses de chacun ou de la réponse qui serait la bonne.

Faire avec ces paradoxes, c’est peut-être jouer avec eux, mettre du jeu et du je. Mettre des interstices, de l’espace, qui permettent le mouvement, mouvement du corps, de la pensée, des pratiques.

Mettre de la détente, de la souplesse, ne pas figer pour ne pas rester dans les tensions et crispations.

Quelques points de repères qui peuvent nous aider

Il nous paraît nécessaire de :

  • Garder en tête que la relation est toujours prioritaire, que l’enfant se construit dans la relation, que nous travaillons à chaque instant, dans une rencontre entre 2 personnes, 2 subjectivités, entre 2 êtres d’émotions.
  • Porter son attention sur le sens des méthodes, modes d’emploi, techniques et outils et sur leur sens : le meilleur des outils fait des dégâts s’il est utilisé à « contre-sens ».
  • S’intéresser aux processus et non seulement au résultat. Un geste, un mouvement, un comportement ne peuvent être justes que si les étapes, les cheminements qui mènent à cette action sont justes. Ces étapes sont souvent non-visibles mais essentielles. Avant d’agir, il s’agir d’observer, d’analyser, de penser à ce que nous voulons, à comment nous allons faire, puis seulement d’agir et réajuster. Sinon, nos actions risquent d’être plaquées ou « à côté de la plaque ».  La copie, la reproduction de modèle peuvent rester superficielles.

L’humain et particulièrement les enfants perçoivent surtout le non-visible, la profondeur, l’intention, l’émotion plutôt que le visible, quantifiable, objectivable.

Permettre et soutenir la créativité, l’initiative, l’expérimentation de chacun, adulte comme enfant et  de ce fait reconnaître le droit à l’erreur  et de permettre à chacun d’être sujet pensant. Un enfant a besoin d’être en lien avec des adultes sensibles et pensants  pour eux-mêmes se construire sensibles et pensants.

« On se doit de donner à penser à nos enfants comment penser et non quoi penser » Margaret Mead

– Reconnaître à chacun sa subjectivité, son droit à penser, et lui donner les moyens de nourrir cette pensée à travers des formations, des partages de connaissances et d’expériences. (Pour ainsi, ne pas entendre : « il faut faire ceci », mais je ne sais pas pourquoi)

Prendre en compte la complexité du vivant, des relations humaines et du tout petit qui grandit

Et se rappeler que simplifier cette complexité sans être réducteur, sans la déformer, est un exercice difficile.

Nous pouvons ainsi  le penser avec Alain Berthoz. Il nous parle de la simplexité comme l’art de rendre simple, lisible, compréhensible les choses complexes. Il écrit que la vie est à la fois complexité et simplicité, déséquilibres et équilibres. Il décrit ainsi la simplexité comme une propriété du vivant.

« La simplexité est élégance plutôt que sobriété, intelligence plutôt que logique froide, subtilité plutôt que rigueur, diplomatie plutôt qu’autorité. Elle est adaptative plutôt que normative ou prescriptive.

Elle parle de probabilités plutôt que de déterminisme. Elle tient compte du corps ému autant que de la conscience claire… Elle est une prise en compte de la réelle complexité cachée derrière des apparentes simplicités. Ainsi derrière la délicatesse nécessaire pour tenir avec ses doigts une framboise sans l’écraser, derrière la simplicité ou pureté des gestes des artisans comme derrière la marche d’un enfant, se cache une infinie complexité.

Nous pouvons en dire autant du travail des professionnels de la petite enfance.

 

En conclusion, nous souhaitons à chacun de pouvoir « laisser une place à l’inattendu, à ce qui se tisse dans la rencontre, à ce qui dépasse le visible, le quantifiable, l’évaluable ». (Michael Edwards)

Et chanter avec Aldebert  « c’est quoi l’émotion, c’est l’âme qui s’allume » !

 

Pour aller plus loin :

  • Miller A.  « C’est pour ton bien »,  Champs, 2015
  • Korff Sausse S.   « Plaidoyer pour l’enfant-roi » , Fayard 2013
  • Abdelahauser A. Gori R., Sauret M.J.,  « La folie évaluation », Mille et une nuits, 2011
  • Berthoz  A. « La simplexité », Odile Jacob, 2009